Look out, here come little evil me
A heavy shadow behind
That nobody really knows about
Naughty little kitty go meow

« USA, 1943 – Leo Kanner publie la première formalisation clinique d'un trouble infantile distinct des schizophrénies dans son ouvrage « troubles autistiques du contact affectif » à travers onze cas correspondants.
 
Un cri déchirant s'éleva du hall d'entrée de la charmante petite habitation Londonienne qui abritait la famille Keynes. Aujourd'hui était un grand jour, un jour de soulagement intense pour Joaquim. Cet honorable professeur et père de trois fils allait enfin pouvoir profiter pleinement de ses jours de repos sans plus avoir à assister aux commérages des voisines lorsqu'il sortait de chez lui... et tout cela avec la conscience tranquille, par-dessus le marché ! Il avait fait le bon choix, lui avait-on assuré au travail. « C'était la solution à long terme la plus adaptée. Le petit serait entre de bonnes mains : les psychiatres de Rosewood connaissaient leur métier. » Néanmoins, sur l'ensemble la famille, seul le maître de maison semblait l'entendre de cette oreille. En effet, lorsque Mr. Keynes avait annoncé sa décision de faire interner son plus jeune descendant, les réactions n'avaient pas tardé à fuser autour de la table. Envoyer Ezra en Amérique ? Avait-on perdu la tête? Qu'allait-il faire là-bas, tout seul, sans repères ? Il y avait d'autres établissements bien plus proches que celui-là et même William, l'aîné du trio, en était venu à proposer de prendre son frère en charge chez lui, à la campagne. Il y serait bien, le rythme de vie lui conviendrait parfaitement et... Non, rien à faire. L'inscription était close, on n'allait pas revenir là-dessus. Son avenir était décidé, un point c'est tout. Personne n'était malheureusement en droit de contester l'autorité paternelle et suite à cette fin de discussion difficile, un silence amère s'installa dans la pièce.

Durant toute la semaine qui suivit, une myriade de questions n'avaient cessé de préoccuper les esprits concernant le sort du cadet ; qu'allait-il devenir, seul ? Il ne faisait pas partie de ces gens qui pouvaient aspirer à l'autonomie totale, dans cette cruelle société, certes, mais était-ce nécessaire de l'envoyer en institut psychiatrique ? Il ne s'agissait pas d'un fou, cette solution n'était-elle pas exagérée ? Il n'avait jamais fait de mal à personne ! Tous soupçonnaient le patriarche d'avoir simplement voulu se débarrasser du blondinet en maquillant ses intentions avec cette faible excuse d'une soi-disant médecine 'plus avancée aux USA'. Peut-être parviendraient-ils à le soigner, avançait le cinquantenaire, pour défendre son opinion. "Peut-être laisseraient-ils simplement les plus déments en finir avec lui", rétorquaient ses fils, avec cynisme. Leur frère reviendrait-il seulement un jour ? Ce cher frère qui symbolisait leur jeunesse passée, aujourd'hui troquée contre des soucis d'adultes, et sur qui le temps ne semblait plus avoir qu'un impact physique ? Son mental s'était cristallisé à un âge bien lointain... dix, onze, douze ans ? On le disait handicapé, mais au final, n'était-il pas juste un chanceux qui avait pu échapper à la dureté de la vie ? Le voir partir serait une perte, assurément.

« Vous n'avez pas le droit ! Vous n'avez pas le droit de l'emmener ! Ce n'est qu'un enfant ! » Intervention désespérée d'une mère en larmes que l'on remit pourtant rapidement à sa place en lui rappelant que c'était uniquement de sa faute si son fils ne s'était pas développé comme il aurait dû. Oh, cruelle culpabilité. « Il a 19 ans, Jane ! 19 ! On en a déjà parlé des dizaines de fois, il ne peut pas rester ici indéfiniment ! »

Le principal intéressé par cette conversation ne se trouvait pas loin de là et entendre des voix s'élever ne lui avait jamais plu : c'était généralement le signe que son père s'énervait et qu'il allait peut-être venir lui mettre une gifle bientôt. La simple idée d'avoir à nouveau mal pour une raison qui lui échappait faisait monter de l'inquiétude dans la poitrine d'Ezra qui était donc allé se réfugier entre deux meubles. Charmante cachette... mais toujours la même depuis quinze ans. Paumes sur les oreilles, recroquevillé sur lui-même, son corps commença légèrement à se balancer d'avant en arrière au rythme de ses battements de cœur. On savait toujours où le trouver, mais l'on peinait quelques fois à le sortir de son trou, car il lui arrivait de mordre lorsqu'une main trop menaçante s'approchait de son visage pour l'attraper au col.

Après quelques minutes de cris et de pleurs, le silence revint dans coquette la demeure anglaise. Calme total. Après avoir congédié sa femme, Monsieur Keynes se dirigea vers la cuisine et s'accroupit devant son fils pour tenter de le fixer dans les yeux avec une gentillesse qui ne lui ressemblait pas, lui qui était toujours si sévère. « Todo está bien, Diego... » Le petit blond leva légèrement la tête vers son paternel et ralentit quelque peu ses mouvements nerveux, avant que son regard se mette à balayer la silhouette devant lui, sans pourtant parvenir à remonter plus haut que le niveau de la bouche. Cet évitement du contact visuel avec autrui n'avait rien à voir avec de la gêne ou de la crainte, cependant. Il ne s'agissait là que d'un syndrome typique de son trouble du développement. Une certaine difficulté à reconnaître les émotions sur le visage des autres en découlait évidemment. « Quinze trente... quinze trente... quinze trente... C'est bientôt ? » Un sourire s'afficha sur le visage du maître de maison. « Oui, le bateau part à quinze heures trente. Tu as préparé tes affaires ? » Un long soupir se fit entendre dans la pièce. Il était rare, pour le jeune homme, d'entendre son père se montrer aussi agréable envers lui, si bien que cette douceur l'encouragea immédiatement à obéir et à sortir de sa cachette pour se remettre debout. « Je veux pas partir... » « Tu m'as promis que tu serais sage, tu te souviens? Tu veux vraiment me décevoir encore une fois? » Le garçon secoua automatiquement la tête et se pinça les lèvres. Non, il ne voulait pas ça du tout, bien au contraire. Son seul réel désir était que les choses soient les plus simples possible. Satisfaire ses parents et avoir des gens avec qui jouer, c'est tout ce qu'il demandait... et ce ne sont pas ses nièces qui s'en plaignaient. Cependant, quitter sa maison, son univers, là où il avait été enfermé jours et nuits pendant presque toute sa vie afin d'éviter que le voisinage le voit, cela représentait une source d'anxiété certaine. Les choses avaient pourtant été décidé et une promesse étant une promesse, il ne fallait pas poser de problèmes au moment du départ. Il l'avait juré... c'est donc dans un semblant de calme que le jeune adulte partit se préparer à quitter la ville. Une ville qu'il ne reverrait sans doute jamais.

“ Quel gâchis... un si beau visage pour un esprit vide. Si seulement il avait pu mettre ses instants de lucidité extrême à contribution d'autre chose que ses jeux, peut-être qu'on aurait pu en faire quelque chose de mieux qu'un malade.”

« Huit. Huit dix... huit dix... h... » Un grognement s'échappa dans le couloir. « Qu'est-ce que t'es encore en train de raconter, gamin ? Tu comptes les araignées au plafond ? » Mrs. Larsen en avait assez de cette semaine qui n'en finissait pas. Pourquoi avait-il fallu que ce garçon, pourtant muet la majorité du temps, se mette à parler aujourd'hui ? Il était bien mignon quand il n'ouvrait pas la bouche, Ezra, mais bon dieu ce que ses répétitions de mots inlassables étaient usantes, quand il s'y mettait ! Vivement qu'arrive la pause et que les employés aux cuisines prennent le relai. Normalement, les rocades avaient lieu toutes les vingt minutes pour les déplacements de patients, mais il n'y avait pas de mal à grignoter deux d'entre-elles sur le temps imparti pour se reposer plus vite, n'est-ce pas ? Cette habitude-là, notre femme d'église la connaissait bien, depuis le temps qu'elle la pratiquait, c'est ainsi qu'à neuf heures dix-sept et quarante-trois secondes, le petit blond dont s'occupait la matrone fut laissé seul dans la salle où on lui avait demandé d'attendre sagement que ses camarades arrivent. C'est ce qu'il faisait docilement depuis des années, alors bon, pourquoi diable essayerait-il tout à coup de poser le moindre problème, je vous le demande ? Aucune raison, en effet. Cet anglais était un réel petit ange, un cadeau à l'établissent, à côté des cas sévères qui faisaient trembler les murs, certains soirs... il n'y avait pas de raisons de se méfier d'un éventuel geste malveillant de sa part. Tout ce qu'il voulait, c'était pouvoir se rendre utile en échange d'un peu d'attention.

« Cinq sept. Cinq huit. Cinq Neuf. » Neuf heures dix-huit pile venaient de sonner dans l'horloge interne du britannique.

Un bruit de porte qui se ferme, Mrs. Larsen est en pause précoce et ne sortira pas, car elle écoute la radio. Il y a une interview spéciale chaque vendredi, à neuf heures et quart, c'est pour cela qu'elle était pressée de partir pour ne pas être trop en retard.

Bien. 120 secondes de libre à partir de maintenant. Plus un seul mot ne franchit les lèvres du jeune homme qui se leva machinalement de la table sur laquelle il s'était assit. Il fallait 21,5 secondes pour aller jusqu'à la porte de la cuisine, entre 14,1 et 15,2 pour atteindre l'arrière-salle et ensuite compter une quarante secondes pour trouver la montre à gousset du chef. Oh, elle était magnifique cette montre... et elle brillait ! Elle faisait même un bruit identique à ce tic-tac qu'on entendait provenir du ventre du crocodile... tic tac tic tac.... 21,5 + 15,2 + 40 + 15,2 +21,5 = 113.4 secondes pour l'opération.

Le passif garçon que l'on avait l'habitude de voir dans la cour sauta littéralement en avant pour s'élancer dans une direction précise et ce à une vitesse folle. Il n'y avait pas d'hésitation dans ses gestes, tout avait été parfaitement planifié durant ces quinze derniers jours et les statistiques ne pouvaient pas échouer, car les chiffres avaient toujours raison. Une fois arrivé dans l'espace privé du patron de la cuisine, Ezra se mit à fouiller un peu partout dans les tiroirs de la  table, jusqu'à ce qu'enfin.

« Hhhhhh !!! »

Un grand sourire illumina le visage de notre aventurier qui agita ses bras d'excitation un instant, puis referma tout derrière lui avant de revenir sur ses pas, trésor en main. Non. Attendez... il y avait un ouvre-lettre aux allures faussement tranchantes qui trainait sur le sol. Ca, c'était peut-être utile pour monsieur Phobos. Oui. Oui. Il pourrait s'en servir, éventuellement. Il serait content. Ramenons tout ! Tic tac, rappelait cependant la montre ! Vite ! Un petit sprint jusqu'à la place initiale et quelques inspirations profondes plus tard, voila que la scène de base était parfaitement reconstituée. 190 secondes écoulées, déjà. Les autres avaient visiblement du retard, mais la porte d'entrée s'ouvrit finalement pour laisser pénétrer trois autres personnes dans la pièce. Il fallait faire le pain pour midi. Aujourd'hui, peu importait le pain, en fait. Tout ce qui comptait vraiment, c'était que le butin ait été ouvert et dépouillé dans les règles de l'art. Bravo, bravo, bravo ! Il ne restait plus qu'à se trouver un nouvel objectif et à recommencer ainsi, encore et encore, inlassablement, jusqu'à ce que mort s'en suive un jour ou l'autre. Triste vie, me vous direz-vous.... pourtant, le principal acteur ne semblait pas s'en être encore lassé.

Oh... autant dire que les nuits Londoniennes étaient bien loin derrière, à présent. Il arrivait encore à Ezra d'y penser, de penser à sa mère, à ses frères, à la vue depuis la colline depuis chez William, mais plus le temps passait et plus ces souvenirs semblaient s'estomper. Peut-être n'étaient-ils qu'un fantasme n'ayant jamais vraiment existé... ? Qui pouvait encore l'infirmer, au jour d'aujourd'hui ? Personne. Plus personne... ça faisait sept ans, maintenant, que cette spirale avait commencé à tourner, sept années passées à côtoyer la folie la plus profonde jusqu'à en subir les griffes dans la chair, sept années à faire de bonnes et de mauvaises rencontres. Plutôt honorable d'être encore en vie, après tout ce temps, alors que bien des autres ont péri pour diverses raisons avant soi, n'est-ce point ? C'est honorable, oui. L'on trouve toujours plus bête que soi ailleurs... et ce n'est pas ce garçon au sourire absent, mais à l'attention qui capte pourtant tout qui vous dira le contraire.

Alors la question troublante qui se pose, finalement, nous oblige forcément à réfléchir : qui est l'idiot du village et qui en est le sage ? Qui se joue de qui, dans cette pièce de théâtre absurde ? Quelle définition donner à l'intelligence et à la stupidité ?

Une seule réponse. La clé de tout pouvoir réside dans l'information. Savoir, c'est pouvoir, chose qu'Ezra semble avoir bien mieux intégrer que grand nombre de ses camarades. Néanmoins... à quoi bon être un génie si le terrain de jeu se résume à l'enceinte d'un asile ?

Oh, juste un asile, vraiment ? Ce ne sera jamais « juste » un asile ! Pas tant que cet arbre étrange existera. À Rossewood, ce n'est pas des murs de pierres qu'on est le prisonniers, non. Ici... c'est de sa propre personne.
»