Même les éclats des éléments semblaient timorés et tristes ici, où la pluie battait sans fureur et où le vent s’essoufflait en vain dans les rues désertées. Des luminaires éclairaient les pavés, et diffusaient leur lueur jusque plus haut à l'intérieur d'une chambre. Ces chétifs soleils peignaient sur les murs de la pièce des jeux mouvants et les encres mystérieuses, dans l'inertie de la nuit, dessinaient une fresque consolante. Au bout d'un unique lit, une jeune femme était assise, les mains posées sur ses genoux. Sous ses doigts, un tissu brodé de paisley coulait jusqu'au plancher ; elle contemplait les ombres. Elle les observait depuis un long moment déjà quand lentement, sans effort, elle entreprit de les transformer.



es ombres étaient celles d'une palmeraie en contre-bas. La jeune femme se leva, posa ses pas sur un tapis ancien, respira l'air tiède encore de cette fin de journée. En cette heure retranchée du temps, qu'elle avait mille fois goûtée avant de quitter les murs qui l'avaient vue grandir, elle replongeait parfois quand l'intangible familiarité venait à manquer davantage qu'elle n'en pouvait soutenir.
Ici, elle pouvait faire semblant qu'au lendemain, dès l'aube, elle retrouverait une existence d'un autre âge. Demain elle irait tirer sa petite sœur du sofa où celle-ci dormirait probablement encore, au nom du seul plaisir de la voir se mettre en colère pour de faux. Elles iraient embrasser leurs parents, apprendre un peu, jouer assidûment. Puis quand le soleil déclinerait, elle profiteraient de leurs dernières heures pour s'asseoir quelque part entre les rayons de la grande bibliothèque familiale, s'entoureraient d'ouvrages trop précieux ou trop complexes pour être laissés aux mains d'enfants. Peut-être les retrouverait-on, quelques heures plus tard, au milieu de piles de livres hautes comme elles, profondément assoupies.

Mais ici, la jeune femme ne pouvait ignorer les événements qui devaient venir troubler l'aimable ritournelle. Elle s'avança vers la fenêtre, auprès de laquelle des coupelles d'argent emplies de boutons de roses séchés, disposées de part et d'autre, embaumaient l'air. Elle écarta le voilage qui flottait doucement dans la nuit. Ici c'est vrai, elle ne pouvait feindre d'être sourde à ses propres souvenirs.

Car au fil des années, combien leur havre avait dû se transformer ! Le refuge aux merveilles s'était certes ouvert aux vents du monde, et ses fracas étaient plus assourdissants que tous ceux que la jeune femme avait su imaginer à la faveur des lignes parcourues. La disparition de leur mère entre des linceuls infectés était une première tache qui devait s'étendre sur le tableau, avant de se mettre à ronger méthodiquement la toile. Infecté aussi l'esprit de sa jeune sœur, d'après ce qu'avait proclamé leur géniteur, et comme pour un membre altéré, la raison ne commandait-elle pas une ablation en règle ? Ce sont des linceuls bien différents des premiers qui emportèrent l'enfant loin de sa sœur ; laquelle, seule, semblait maintenir dans une volonté désespérée son rôle. Peut-être persister dans l'exécution de ses devoirs permettrait-il de tout remettre en place ? Peut-être qu'après avoir scrupuleusement appliqué tous les enseignements qui lui avaient été inculqués, l'ordonnancement de leur existence serait corrigé ? Si quelqu'un maintenait la barque chavirante, alors peut-être pourraient-ils tous voir les eaux s'apaiser...  La jeune femme avait décidé de déchiffrer la situation  comme un récit : sûrement, l'extraordinaire passait par mille afflictions, mais jamais rien qui soit insensé. Tout événement est chargé de significations, n'est-ce pas ?
Sans doute ses noces avec un monstre devaient en avoir également.

L'air nocturne était doux et les effluves ambrées semblaient si réelles. Dans cette chambre hors du temps, l'occupante menaçait dorénavant de s'oublier et un frémissement parcourut son corps.

La même agitation que lorsqu'elle s'était pour la première fois trouvée dans l'obscurité de tissus inconnus, faits de soie et de chair, animés d'une chaleur étrange et oppressés d'une échéance létale. Quant à tromper la mort, il faut n'avoir crainte de l'enchanter par une langue altérée, cent fois mordue de peurs et d'images terribles mais jamais hésitante. Toujours douce et apaisante, entre ces lèvres aimantes coulaient les mots d'une passion excentrée. Malheureux abusé n'avait plus que faire des promesses, mais les histoires ! il les goûtait chaque nuit avec le même émerveillement qu'au premier soir, oubliant le temps de quelques phrases ses amantes évanouies, oubliant jusqu'à sa conteuse dévouée. Le maître des maisons de folie se retrouvait dans l'insanité élégante des contes embellis de leur réceptacle, et quand le natif des terres lointaines était retourné à son entreprise, il avait cette fois emporté avec lui, par-delà les océans, son épouse rescapée.

D

e frêles perles de pluie continuaient de heurter les carreaux et la lumière, dans la rue, s'était éteinte. Assise au bout de l'unique lit, la jeune femme battit des paupières alors que les ombres, sur le mur, retrouvaient l'aspect des croisées et des toitures alentours. Dorénavant, un pâle rayon de lune seul permettait tout juste de les distinguer au milieu des pierres grises. Elle détourna les yeux, et les posa sur la couche. À ses côtés, la faible lueur, grise elle aussi, éclairait un homme qui reposait là. Lui non plus ne s'était pas abandonné au sommeil. La jeune femme s'allongea auprès de lui, engageant ce faisant son rituel salvateur. Elle était consciente de son devoir : celui de distraire ou d'apaiser l'homme des tourments qui l'avaient cruellement affligé depuis qu'il avait surpris la disgrâce de sa première femme. Afin de s'acquitter de la charge, elle l'avait accompagné jusques en ces lieux où il exerçait, à Rosewood.
Loin de ses bassins d'eau de rose, loin de ses fenêtres ouvragées et des horizons aux coupoles légères, loin même de son père, il semblait que la jeune femme avait fini de céder toutes ses arrières.
Mais au cœur des nuits incolores de la nouvelle contrée, elle n'avait pas encore vu luire l'objet le plus précieux qu'il lui avait été donné d'enlacer autrefois, à une époque belle et brisée, celle où personne n'était gouverné par des monarques persécutés.