La voix essoufflée et paniquée du matelot ne laissait présager rien de bon. « Nous avons manqué notre cap, capitaine. » Ses cheveux étaient détrempés et gouttaient sur ses frêles épaules. Son nez rougi par le froid, les grelottements qu’il tentait de réprimer. Nul doute dehors le ciel crachait son venin et la tempête faisait rage. Le capitaine avait pu le sentir, humer le climat désastreux qui allait menacer sa traversée. L’énorme bateau remuait déjà de façon inopinée, au gré des vagues agitées qui léchait la coque comme on léchait un met avant de l’engloutir. Les badauds auraient déjà succombé au mal de mer mais le seul problème qui inquiétait le maître en ces lieux était bel et bien le chemin dont la houle l’avait détourné. Il frappa le bureau de bois jonché d’une multitude de cartes et parchemins d’un geste rageur. « Bande d’incapables, lire un compas semble être un exercice insurmontable ?! » Écartant le pauvre marin de son chemin, le capitaine sortit en trombe de l’unique cabine du navire, suivi de près par l’incapable ainsi qu’une grosse boule de poils à quatre pattes. Aussitôt l’homme avait mis le nez dehors que son visage fut fouette d’un vent violent. Le spectacle qui se dressait était semblable au tableau de l’apocalypse. Les éclairs illuminaient la nuit noire de leurs zébrures violentes. L’orage grondait chaque seconde, ne laissant aucun répit à l’équipage. Ces derniers se hurlaient entre eux afin de s’entendre mutuellement. Les plus novices perdaient leurs moyens, allant et venant les mains vides. Les autres s’agrippaient au pont, aux cordages lors des remous virulents avant de retourner à leur poste. La voile du navire était gonflée comme jamais, malmenée par la bourrasque interminable. Il ne se souvenait jamais de cet instant. De cette seconde précise dans le temps où il avait compris que tout serait perdu. C’était comme si l’âme effaçait ses blessures trop douloureuses, comme si elle essayait d’oublier le moment où tout avait basculé. L’obscurité, les hurlements, les plongeons, voilà les seuls mélodies qui résonnaient à son esprit. Les ongles qui griffaient le bois autrefois vernis à la recherche d’un lien auquel se raccrocher. Son équilibre qui tanguait de gauche à droite, d’avant en arrière, comme si la balance du destin hésitait encore à son sort. Tantôt l’espoir, tantôt la fatalité. Il aurait voulu trouver la solution, avoir le pouvoir divin de renverser la balance. Mais il était comme le pantin inanimé dont on décidé du sort. Ces mains invisibles et diaboliques avaient pris possession de son corps et sa volonté. Ce fut le naufrage. Le naufrage de son navire et le naufrage de sa raison.
Il étouffait. Ses yeux exorbités ne parvenaient à distinguer que les abymes, les fonds abyssaux vers lequel il coulait lentement. Son instinct de survie gonflait ses poumons, accélérait son cœur mais il ne contribuait qu’à sa perte. L’eau l’envahissait à une vitesse folle, s’emparait de tout son être pour l’entrainer au fond de la mer, l’élément qui l’avait tant épanoui. Celui à qui il avait fait confiance durant des décennies et qui maintenant retournait sa sauvagerie contre son bourreau. Il était l’ancre qui sombrait inlassablement. La mort lui ouvrait grand les bras vers un voyage auquel il n’avait jamais aspiré, une traversée sans retour vers son soleil natal. Il se noyait.

CAP NORD: L'OUBLI