« Te souviens-tu... Te souviens-tu de ces jours où, en rentrant pour les vacances, je prenais toujours le temps d'aller te chercher tes pâtisseries préférées ? Tu m'attendais avec impatience sur le perron de la porte. Tu prévenais toujours papa et maman de mon arrivée, mais tu n'attendais pas leur réponse. Tu te ruais sur moi, t'accrochais à mon bras... Et moi... moi je t'enlaçais. C'était si bon de te retrouver Grace. Tu n'imagines pas à quel point... »

Assis sur son lit, il se voit lui dégager une de ses mèches blondes derrière son oreille, à elle qui semble l'écouter attentivement, prête à dévorer ses paroles, ne le perdant pas de ses grands yeux gris. La scène a l'air si irréelle. Il ne peut détacher son regard de cette vision angélique de sa petite sœur, celle qu'il protégerait jusqu'au dernier souffle de sa vie, cette enfant qu'il avait d'abord jalousée, plus jeune, à la naissance de celle-ci, et à qui il donne désormais des rivières d'amour. Ses lèvres se tendent légèrement en une esquisse d'un faible sourire, et il observe songeur, rêveur. Il la sentirait presque lui demander de lui parler encore, comme autrefois, elle qui adorait s'endormir au son de sa voix. Il se mord les lèvres, l'attire dans ses bras en un geste fraternel, calant son dos contre son ventre à lui, puis reprend.

« Tu sais combien je suis fier de toi ? Tu es devenue une belle jeune femme intelligente. Tu as su te débarrasser de ta peur du noir. Je vais être honnête, Grace. Je ne pensais pas que tu réussirais. Lorsque je suis parti de la maison, j'avais peur que tu ne te sentes abandonnée, et que tu ne réussisses pas à passer toutes tes nuits sans que je ne sois là pour te rassurer. Tu m'en as fait voir de sacrées nuits justement ! Je t'assure que des fois je te maudissais de venir m'arracher à mon lit parce que tu avais besoin d'être consolée suite à tes cauchemars. Mais tu as su affronter tes peurs, leur faire face et les combattre. »

Son cœur se serre dans sa poitrine. Il le sent frapper fort, avec dureté. C'est douloureux, comme chaque respiration présente qui sort avec peine de sa cage thoracique. La tête en arrière, les yeux fermés, il essaie de contenir le fruit de son mal être, ces larmes salés qui fuient le long de ses joues, écrasantes et brûlantes avant de se perdre sur ses lèvres déjà trop humides. Sa voix se déchire tandis que Grace n'est là que pour peu de temps encore. Il tente néanmoins de prendre sur lui, pour le reflet inexistant qu'il a encore d'elle.

« Pourquoi ? Pourquoi n'y arrive-je pas alors que toi tu as réussi à te montrer plus forte lorsqu'il te fallait te débarrasser de tes démons ? Je ne veux pas que tu partes. J'aimerai tant que tu sois là... J'aurai aimé que tu sois là. Continuer à t'aider lorsque tu en avais besoin. Faire ce qui devait-être à faire, même pour des futilités. Continuer à te soutenir, à approuver tes choix, te donner des conseils, te faire comprendre tes mauvaises décisions. Continuer à jouer mon rôle de grand-frère, tout simplement. »

Même s'il le sait, même s'il sent qu'elle est partie, il ne peut s'y résigner tout à fait complètement. Il ouvre ses yeux brouillés de chagrin, avec cet espoir faux et infâme. Il ne tient que le vide contre lui. La chaleur de sa sœur contre sa poitrine s'est envolée. L'odeur délicat de son parfum de jeune femme s'est volatilisé en même temps que cette illusion perverse et assassine qui le berçait. Ses yeux épousent chaque recoin de sa chambre comme pour la chercher, désespérément. Les petits cygnes de son ancienne collection accrochent son regard. Il a arrêté d'orner son étagère de cet oiseau majestueux lorsque Grace lui a offert leur tout dernier. Et avec elle, cette ribambelle de créatures au cou gracieux s'est éteinte. Et alors, il se rend pleinement compte de l'absolue vérité. Il est seul, absolument seul.

Grace aurait atteint ses 21 ans aujourd'hui. Mais elle ne lui a rien laissé de bon. Seulement une tristesse infinie et des illusions à démonter le cœur.









Son front se plisse, ses muscles sont tendus. Au volant de sa voiture, il attend. La demeure des Swanlak se trouve dans sa ligne de mire. Ses doigts tremblent légèrement. Il a peur. Peur d'échouer. Peur que tout le futur qu'il s'est construit s'écroule en l'espace de quelques minutes. Il sait pourtant qu'il a réussi à la piéger, que ses parents n'auront plus une totale confiance en la sécurité de leur fille, cette fois. Malgré cette protection, cette bulle d'amour dont ils l'ont protégée, Mace a trouvé la faille, le moyen de l'avoir pour lui seul. Il inspire profondément. Il sait la décision des parents, elle est irréversible. Ils feraient tout pour leur fille, et la plus sage décision est celle qu'il leur a imposée par ses manigances. Oh, il lui arrive bien d'avoir des instants de lucidité durant lesquels il pense faire marche arrière afin de ne pas laisser le mal s'étendre un peu plus. Mais lui aussi serait prêt à tout pour elle.

Il frappe à leur porte sans l'avoir remarqué. Son esprit est passé de l'autre côté. Il a agit par automatisme, un mode de croisière vers l'enfer qu'il lui a préparé. Mais il sera son paradis à lui. Pourtant, lorsqu'il aperçoit Madame Swanlak répondre à la porte, le visage ruisselant , il sent ses forces l'abandonner, et se rend à l'évidence. Il ne peut commettre cette ignominie. Impossible de laisser des parents dans cette situation. L'amour qui unit les parents de Bryséis le touche profondément, mais attise tout autant sa jalousie. Lui aussi a le droit de goûter à une forme d'amour. Mais c'est pourtant elle qui va sceller son destin, alors qu'il s'apprêtait encore à faire marche arrière.
Le pas léger mais malhabile, elle apparaît derrière ses géniteurs. Aussitôt Mace se concentre sur elle et ne la quitte plus des yeux. Sa présence éclatante irradie le couloir tout entier en même temps que le cœur de l'infirmier qui se serre et manque un battement. Il reste bouche bée devant cette tête délicate, ces grands yeux curieux, cette silhouette fragile. Il humecte ses lèvres, déstabilisé. Tout en elle la lui rappelle. Le même age, ce même physique angélique, ce corps qui n'attend que d'être protégé, puis enfin cet âme et cet esprit présents pour racheter le passé, créer un nouveau présent et rêver de l'avenir. Il manque de l'appeler Grace, mais se rattrape au dernier moment. Il n'est pas encore certain qu'elle acceptera facilement de le suivre, de l'aimer. S'il feint d'agir pour son bien, et que cette raison suffit à ses parents, rien n'est moins sûr en ce qui concerne Bryséis. Déjà le manteau de ténèbres de la nuit ne peut qu’accroître la sensation que sa famille l'abandonne aux mains d'un presque inconnu. Il imagine bien l'appréhension qui doit lui nouer le ventre, cette peur d'être en proie avec celui qu'elle ne connaît que sous la description de demi-frère. Oui, lorsqu'ils ont faillit la perdre, alors qu'ils étaient déjà en contact avec des médecins travaillant à Rosewood, l'infirmier avait compris comment il pouvait les atteindre et leur forcer la main. Il leur offrait de toujours être là pour le bien de leur fille, de prendre en charge ses névroses, ses craintes. Leurs craintes. L'échange les fit douter, empli le cœur de la mère d'un désespoir, tandis que le père sentit la colère monter en lui. Il leur avait présenté une lettre, une recommandation de M. le Sous-directeur de l'asile en personne afin de les berner et les prendre à son jeu. Voici ce que recommandait Hyacinthe A. B. Tudors, pour le bien de leur fille, Bryséis : Faire de son infirmier attitré un frère dont on lui avait caché l'existence, et dont la venue, bien que risquant de la choquer au départ, serait primordiale pour son bien à elle. Ainsi il lui fallait un protecteur en qui elle pourrait avoir confiance.




Mace regarde tendrement Bryséis endormie. Son sommeil et profond, sa respiration douce et lente. Il lui arrive souvent, en plein milieu de la nuit de venir lui rendre visite, simplement pour l'observer. Il a accès à sa chambre afin de pouvoir intervenir lors de ses crises de somnambulismes. Qu'il soit là lorsqu'elle en a besoin, elle le sait. Elle ignore en revanche qu'il se dissimule dans la pénombre de son cocon lorsqu'elle dort à poings fermés d'un sommeil calme et réparateur. Il sait se faire discret, silencieux lorsqu'il en a besoin. Alors ce soir, se remémorant la fois où elle fut vraiment à lui, il est là, assis sur une chaise et la couvre d'un regard d'une protection presque malsaine et d'une possessivité incommensurable.